Rencontre avec Najia Mehadji
La grande vitalité qui transparaît des Lignes de vie est une réponse à la période marquée par la crise sanitaire où la vie fut limitée. Pouvez-vous nous expliquer davantage votre démarche?
Les œuvres que j’ai commencées à peindre en 2020 sont les Lignes de vie. J’ai choisi ce nom en opposition à l’omniprésence de la mort qui s’imposait à nous à travers le décompte des décès annoncé quotidiennement dans les médias. C’était inédit dans le cadre d’une épidémie et un climat extrêmement anxiogène s’est instauré. Les gens avaient peur, soudainement c’était comme si une chape de plomb s’était abattue sur le monde.
Alors, pour faire face à cette ambiance, j’ai eu l’envie de proposer quelque chose de très vivant et rythmé, à l’inverse de la mort. Ce travail a accompagné toute cette période. Initialement la ligne était continue, très sinueuse mais progressivement elle s’est morcelée en fragments qui se touchent à peine. Chaque fragment renvoie à un mouvement du corps et de l’esprit. Dans une certaine mesure, ce travail fait écho aux Mystic dances que j’ai faites précédemment et qui ont été exposées à la Philharmonie de Paris. Mais cette fois-ci, il ne s’agit pas d’une danse mystique mais plutôt d’une danse optimiste qui indique que la vie se poursuit. Elle invite à espérer. Loin de l’idée d’attente et de passivité, mes lignes rendent hommage aux personnes malades qui se battent et aux soignants qui ont accompli un travail extraordinaire pour sauver des vies. Certaines de mes peintures évoquent explicitement cette solidarité: les segments de ligne qui se frôlent sont semblables à des individus qui se donnent la main. Chaque geste dessine un corps prenant place dans une ronde. On peut y voir un clin d’œil à Henri Matisse mais, dans mes toiles, le lien humain est plus important que la danse elle-même.
Selon vous, dans quelle mesure l’œuvre traduit l’engagement de l’artiste?
Mes dernières œuvres sont extrêmement lumineuses mais trouvent leur origine dans l’angoisse de cette période là. Ici encore, je pense à Matisse car son œuvre est connue pour être joyeuse. Pourtant l’artiste était en réalité désespéré et anxieux. Lorsqu’il a réalisé les planches de gouaches découpées qui composent Jazz, il était en fait extrêmement malade. Incapable de dessiner ou de peindre, il inventa cette nouvelle technique pour continuer à créer malgré tout. Selon moi, les artistes qui créent des œuvres lumineuses sont très engagés. Parfois, ils sont même plus engagés que certains artistes qui abordent des sujets graves pour les dénoncer. Bien sûr, il y a des choses à dénoncer dans la société mais je trouve qu’apporter une forme de réconfort à travers son œuvre, c’est déjà une forme de résistance. Choisir de peindre la joie contre la morosité qui nous accable, c’est pour moi une forme de courage. C’est ce que je souhaitais faire avec les Lignes de vie. Il n’est pas question de légèreté pour autant car j’aimerais que ces toiles suscitent la réflexion. Les lignes invitent à une immersion dans un mouvement, dans une couleur et transmettent des émotions. Néanmoins, comme mes œuvres sont très ouvertes, elles laissent libre court à l’imagination du regardeur. Chacun produit son interprétation, c’est essentiel dans ma conception de l’art. Je sais ce que je mets dans mon œuvre mais je ne sais pas ce que les gens reçoivent.

Les lignes invitent à une immersion dans un mouvement, dans une couleur et transmettent des émotions. Néanmoins, comme mes œuvres sont très ouvertes, elles laissent libre court à l’imagination du regardeur. Chacun produit son interprétation, c’est essentiel dans ma conception de l'art. Je sais ce que je mets dans mon œuvre mais je ne sais pas ce que les gens reçoivent.
Mes dernières œuvres sont à la fois une ode à l’amour, à la liberté et à la résistance. Ces œuvres racontent que l’humain peut toujours rebondir, que même dans les moments difficiles de la vie, il y a des possibilités de s’en sortir. En fait, c’est une ode à l’espoir. J’espère que ce message est perçu. Néanmoins, ce n’est pas uniquement de l’ordre de la perception, j’aimerais que mon travail surprenne. Je veux apporter quelque chose que l’on a pas l’habitude de voir. C’est le résultat d’un travail gestuel inédit car il se situe entre la danse et la calligraphie. Il ne s’agit pas de signe, rien à voir avec l’écriture.
Pourtant c’est une écriture du corps qui vient du plus profond de l’être que j’essaie de retranscrire. Elle dépend du souffle, d’un état d’esprit. Ces œuvres sont comme des performances : quand je travaille, il faut d’abord que je me mette dans un état de concentration et de disponibilité afin que la peinture soit vraiment autonome. Je laisse la couleur s’exprimer à travers le geste que je ne maîtrise plus. La liberté pour l’artiste c’est aussi ça : laisser les choses se faire sans volonté d’aboutir à un résultat prédéfini. C’est en cela que ma peinture est une forme de performance car lorsque je suis en face de la toile je ne sais pas ce qu’il va arriver. Je sais qu’il va se produire quelque chose car les conditions sont réunies mais le résultat est toujours inattendu. Mon ode à la liberté est aussi une ode à la liberté de créer de cette façon là.
